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Littérature anglaise - Page 49

  • La fille du pasteur

    Les yeux bleus de Thomas Hardy (1840-1928), son troisième roman publié en 1873, repris ensuite « en version expurgée », n’a été réédité dans son intégralité qu’en 1997. Traduit par Georges Goldfayn, A Pair of Blue Eyes abonde en citations littéraires, à commencer par les titres de ses chapitres. L’épigraphe, tirée du Hamlet de Shakespeare, se rapporte à son héroïne, la fille unique d’un pasteur :

    « Une violette dans la prime saison de la nature.
    Précoce et fugitive, au parfum suave mais éphémère ;
    Le simple plaisir d’un instant,
    Pas plus. »
     

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    Elfride Swancourt, « jeune fille aux émotions à fleur de peau », a vécu jusqu’à vingt ans dans la seule compagnie de son père. Ses yeux bleus « comme les lointains en automne » la résument, écrit Hardy, et compensent son inexpérience en société. L’arrivée d’un inconnu au presbytère d’Endelstow un soir d’hiver, l’assistant d’un architecte contacté en vue des restaurations nécessaires à l’église paroissiale, est pour elle un véritable événement. D’autant plus qu’une crise de goutte oblige son père à garder le lit, à elle d’accueillir leur hôte.

    Stephen Smith, à sa grande surprise, est à peu près de son âge et n’a rien d’intimidant, quoiquil vienne de Londres. Pendant son séjour, il fait bonne impression sur le pasteur, bien que ses manières déroutent un peu les Swancourt. Le jeune homme reste très secret sur sa famille, il ne sait pas monter à cheval, mais peu à peu, Elfride le laisse lui faire la cour, avec prudence, pour ménager sa réputation.

    Les jeunes gens se sont quasi engagés l’un envers l’autre, en secret, quand l’occasion se présente pour Stephen Smith d’aller travailler un an en Inde, à Bombay, et de s’y enrichir assez pour oser demander officiellement la main d’Elfride. De son côté, le pasteur Swancourt se remarie avec une riche veuve voisine, ce qui améliore considérablement leur situation sociale et financière. 

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    Sa belle-mère s’efforce de faire connaître davantage le monde à Elfride, y compris à Londres. Les regards qu’elle attire vont la tuer, plaisante la causeuse, « comme un diamant tue une opale, s’ils sont montés ensemble ». Quand elles croisent Lord Luxullian, le châtelain d’Endelstow (le seul homme qu’Elfride, que ses deux fillettes adorent, trouve « plus beau que papa »), celui-ci la félicite pour le roman médiéval que sa belle-mère l’a aidée à faire publier, déplorant la lourde critique du Present.

    Plus surprenante, la rencontre avec un parent éloigné de Mme Swancourt, Henry Knight, l’ami dont Stephen Smith a souvent parlé à Elfride, celui qui lui a enseigné le latin par correspondance. Le voilà invité à Endelstow. Or c’est lui qui a signé l’article sévère sur le roman de la jeune femme. Pour sa belle-mère, un livre « assez bon pour être jugé mauvais », c’était déjà quelque chose, « il n’y a rien de pire que de ne pas même mériter d’être attaqué. » Piquée au vif, Elfride avait répondu au critique pour se défendre. La voilà très embarrassée quand Knight, répondant à l’invitation, annonce sa venue chez les Swancourt.

    Stephen Smith écrit régulièrement à sa « petite femme ». Avant de partir en Inde, il a parlé de ses amours à son ami, mais sans nommer Elfride.  C’est donc sans le savoir qu’Henry Knight va tomber lui aussi amoureux de la demoiselle. Les yeux bleus, véritable mélodrame, témoigne de la vie dans les campagnes anglaises à la fin du dix-neuvième siècle et surtout de la piètre condition des femmes, coincées entre réputation, préjugés et sentiments. La naïve Elfride est peu armée pour mener sa barque, et l’on craint pour elle. 

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    Emma Gifford (1840-1912)

    Romancier à succès de son vivant, Thomas Hardy a longtemps été relégué au second plan et considéré comme un écrivain régionaliste, « annaliste du monde rural ». Tous ses romans se déroulent dans le sud-ouest de l’Angleterre, région qu’il appelle le « Wessex ». Sa remise en question des conventions sociales et morales victoriennes a souvent gêné ; même dans Tess d’Uberville, son chef-d’œuvre, on jugeait trop libre et brutale sa manière de parler du mariage et de la sexualité. 

    Les yeux bleus, un roman « en partie autobiographique » ? Avant d’opter pour la littérature, Hardy, fils d’un artisan maçon, comme Stephen Smith, le premier amoureux d’Elfride, était entré dans un cabinet d'architecte spécialisé dans la restauration des églises de campagne : « C’est en dessinant les plans de l’église de St. Juliot, en Cornouailles, que Thomas Hardy devait rencontrer sa première femme, Emma. » (Encyclopedia Universalis). Avait-elle aussi des yeux bleus ?

  • Main

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    « Tenez-les encore une seconde, sans bouger », dit le professeur, abaissant son regard non sur les turquoises mais sur la main qui les tenait : la paume, musculeuse, striée d’innombrables lignes, les doigts longs et puissants aux douces extrémités, le pouce flexible, d’une forme magnifique, qui s’écartait du reste de la main comme s’il était son propre maître. Quelle main ! Il la voyait encore, avec les pierres bleues posées dessus. » 

    Willa Cather, La maison du professeur

     

    Deux jours d'escapade,
    au plaisir de lire vos commentaires à mon retour.

    Tania

  • Le professeur et Outland

    Septembre. Le professeur St. Peter n’avait pas fort envie de déménager ; sa femme, oui. Leur nouvelle maison est prête. Au lieu d’y occuper son nouveau bureau, il décide de louer un an de plus (il peut se le permettre à présent) la maison où il a l’habitude de travailler au grenier et de continuer à y soigner son jardin. Dans La maison du professeur (1925, traduit de l’anglais par Marc Chénetier), la romancière américaine Willa Cather (1873-1947) nous livre le point de vue d’un homme dans la cinquantaine sur sa famille, ses étudiants, son travail, sa vie. 

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    © Arthur Chartow, Lake Michigan 7:30 a.m., 2007

    « Outland » est le nom choisi par sa fille aînée, Rosamond, mariée à Louie Marsellus, pour la grande demeure qu’ils ont construite près du lac Michigan. Le professeur se sent plus proche de Kathleen, la cadette, qui aime dessiner son portrait – « on prétendait souvent que St. Peter avait l’air espagnol ». Elle a épousé Scott McGregor, un journaliste, ils vivent plus modestement.

    Son « placard » sous le toit n’a pas encore été vidé. Quand Augusta, la vieille couturière qui partageait la petite pièce avec lui « trois semaines à l’automne, et trois autres au printemps » (elle terminait à cinq heures, le professeur n’y travaillait en semaine que le soir) vient chercher ses affaires, il refuse qu’elle emporte ses mannequins, un buste et une silhouette en fil de fer – « Vous n’allez tout de même pas m’embarquer mes dames ? » 

    C’est dans cette pièce que St. Peter a consacré quinze ans à son essai majeur, Aventuriers espagnols en Amérique du Nord, malgré l’inconfort du vieux poêle à gaz qui brûle mal et l’oblige à entrouvrir la fenêtre pour ne pas s’asphyxier. Sa deuxième vie, menée de front avec l’enseignement auquel il tient : « Un seul regard intéressé, un seul esprit critique ou sceptique, un seul curieux à l’esprit vif dans un amphithéâtre empli de garçons et de filles sans intérêt particulier, et il devenait son serviteur. » Et surtout, de la fenêtre, « il apercevait, au loin, juste à l’horizon, une vague tache allongée, bleue, embrumée – le lac Michigan, la mer intérieure de son enfance. » 

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    A la nouvelle maison, Lillian, son épouse, veille à ce que son Godfrey mette bien sa jaquette et lui recommande d’être « plaisant et agréable » avec leurs invités du soir : leurs filles, leurs gendres, ainsi que Sir Edgar Spilling, un érudit anglais intéressé par ses recherches. Louie Marsellus anime le dîner en dévoilant à Sir Edgar, qui connaît « l’inventeur du moteur Outland », l’origine de leur bonne fortune : Tom Outland, mort à la première guerre mondiale, quasi fiancé à Rosamond, avait rédigé un testament en sa faveur, et Louie, ingénieur en électricité, a réussi à faire passer son idée « du laboratoire au marché ».

    En silence, Scott et le professeur gardent au cœur un autre Outland : pour Scott, Tom était « son condisciple et son ami » ; pour St. Peter, l’étudiant le plus exceptionnel qu’il ait jamais rencontré. Seule Lillian vibre à l’unisson de l’ambitieux Louie Marsellus, élégant, raffiné, entreprenant, et le professeur observe depuis le mariage de ses filles à quel point la présence de ses gendres, de Louie surtout, réveille sa coquetterie et ses goûts plus mondains que les siens.

    Mon Antonia de Willa Cather fait partie des classiques étudiés par les jeunes Américains au collège. La romancière excelle dans le portrait de ses personnages et dans l’analyse des relations, voire des tensions entre eux. Dans La maison du professeur, St. Peter, en plein bilan de la cinquantaine, considère que « les choses les plus importantes de sa vie avaient toutes été le fruit du hasard ». QuOutland frappe un jour à sa porte a été « un coup de chance qu’il n’aurait jamais pu s’imaginer. » Il voudrait publier le journal que celui-ci a tenu au Nouveau-Mexique. « Le récit de Tom Outland », dont je ne vous dirai rien, m’a fait quelquefois penser à « Into the Wild », le film bouleversant de Sean Penn.

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    La maison du professeur offre aussi des paysages et des saisons superbement dépeints. Le bleu et les ors de l’automne ou du couchant y reviennent comme des leitmotivs. Willa Cather, qui avait à peu près l’âge de son héros quand elle écrivait ce roman, propose une réflexion délicate sur le sens de la vie, sur ce qui compte vraiment et sur la solitude où nous conduit parfois la compagnie des autres.

  • Fourrager

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    « Cela se produit surtout quand on est vieux, quand l’avenir personnel se referme et qu’on ne peut imaginer – parfois, qu’on ne peut croire – à l’avenir des enfants de nos enfants. On ne résiste pas à aller fourrager dans le passé, triant minutieusement des indices peu fiables, établissant des liens entre des noms épars, des dates et des anecdotes discutables, se raccrochant à des fils, s’obstinant à être rattachés à des morts, et par conséquent à la vie. »

    Alice Munro, Du côté de Castle Rock

  • Munro et Castle Rock

    Souvent c’est après avoir lu quelques œuvres d’un écrivain que vient l’envie d’explorer ses textes autobiographiques. Cette fois, j’ai fait l’inverse en lisant Du côté de Castle Rock d’Alice Munro (The View from Castle Rock, 2006, traduit de l’anglais (Canada) par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso), prix Nobel de littérature 2013. 

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    J’espérais y faire directement connaissance avec l’auteure, mais l’avant-propos annonce « l’histoire d’une branche de (sa) famille, dont le nom est Laidlaw » (le genre de recherches que la nouvelle loi belge sur le nom de famille va compliquer). « Des histoires familiales », précise Alice Munro, née Alice Ann Laidlaw, pas de véritables mémoires mais des histoires « qui accordent plus d’attention à la vérité d’une vie que ne le fait d’ordinaire la fiction. »

    La première partie explore les origines écossaises : la vallée de l’Ettrick, au sud d’Edimbourg, l’a déçue au premier abord quand elle s’y est rendue, jusqu’à ce qu’elle trouve dans le cimetière la pierre tombale de William Laidlaw, dit « Will O’Phaup », son « ancêtre direct, né à la fin du XVIIe siècle » et l’épitaphe composée par son petit-fils James Hogg. 

    Munro suit la piste des « bergers d’Ettrick » jusqu’au grand voyage en bateau vers Nova Scotia, la Nouvelle-Ecosse, reconstitué grâce au journal de la traversée tenu par l’un des émigrants. On se perd un peu entre les générations, mais le destin des personnages prend forme. « A l’exception du journal de Walter et des lettres, l’histoire est tout entière de mon invention. La découverte de Fife du haut de Castle Rock est relatée par Hogg, elle doit donc être véridique. » 

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    « Chez nous », la deuxième partie, m’a davantage intéressée. Cette fois, Alice Munro raconte ses propres souvenirs. De Dahlia Newcombe, « la meilleure joueuse de l’équipe de basket » au lycée, avec qui elle découvre la réalité des familles qui subissent la violence d’un père. De Russell Craik, le joueur de trombone (toute sa famille est à l’Armée du Salut), qui l’a surprise un jour où elle s’était couchée sous un gros pommier en fleur « pour le regarder par en dessous ». 

    Puis vient l’évocation de sa propre famille, des grands-parents, des parents, de son père surtout. Peu à peu, c’est sa jeunesse qu’Alice Munro revisite et, à travers ses histoires, la fille née dans l’Ontario qui aime observer les choses et les gens. « A cet autoportrait de l’écrivaine en jeune fille passionnée autant qu’empêchée, entravée, l’ancrage généalogique, mais aussi géographique, donne une superbe profondeur méditative – plus qu’une gravité, une dimension métaphysique, aussi discrète qu’évidente et tangible, qui est la marque de toute l’œuvre d’Alice Munro » écrit Nathalie Crom dans Télérama.

    Du côté de Castle Rock se termine en 2004, quand un examen médical amène l’écrivaine à éprouver d’une autre manière ces liens si particuliers que les vivants ont avec les morts. Pour Alice Munro, les cimetières sont des lieux qui permettent de renouer avec ceux qui nous ont précédés. 

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    Andreas Vartdal, Portrait d’Alice Munro (2012)

    Veuve depuis l’an dernier de son second mari, et de santé fragile, à 82 ans, l’écrivaine s’est fait représenter par une de ses filles à Stockholm pour recevoir le prix Nobel en décembre 2013. Au lieu du discours habituel, une vidéo d’une demi-heure a été projetée, où « la souveraine de l’art de la nouvelle contemporaine » (dixit le comité Nobel), se confie, chez elle ou dans la librairie qu’elle a fondée avec son premier mari en 1963 : Munro’s Books (Victoria, Colombie Britannique). 

    « Si j’ai commencé par écrire des nouvelles, c’est parce que ma vie ne me laissait pas assez de temps pour édifier un roman et, après, je n’ai plus jamais changé de registre. » (Alice Munro) La prochaine fois que je la lirai, ce sera donc de la fiction, un recueil de nouvelles, promis.